GREGOIRE DELACOURT DEVIENT SERIEUX.
Le Tour des Livres.
Première bonne surprise de la rentrée littéraire avec « On ne voyait que le bonheur » de Grégoire Delacourt, publié chez Jean-Claude Lattès. Après des ouvrages plus légers, l’auteur nous plonge dans le passé trouble d’un narrateur dépressif. Antoine écrit à son fils Léon ; cet expert en assurance, qui voit tout à travers les chiffres, titre ses chapitres avec des nombres (celui d’un ticket de métro, d’un café, d’une prime suite à un décès). Pythagore voulait fermer l’univers dans des chiffres, mais comment y décrire des sentiments ? Dans la famille taiseuse d’Antoine, on ne parle jamais de ça, on cache ce que l’on ressent. Antoine se demandera toute sa vie pourquoi sa mère les a abandonnés, lui et son père, sans explication. Ravagé par ce manque d’amour, il exerce ce métier d’expert où tout est calculé avec précision et tente de former une famille stable. Lorsque sa femme le quitte et qu’il perd son travail, Antoine explose, perd la tête, commet l’irréparable. « Ce qui manque ne peut être compté » dit l’Ecclésiaste.
Chez Héloïse d’Ormesson, le Néerlandais Arnon Grunberg nous propose « L’Homme sans maladie », en écho à « L’homme sans qualité » de Musil. Sam est un architecte suisse d’origine indienne. On lui propose un étrange contrat : bâtir un opéra à Bagdad, en pleine guerre. A son arrivée, il est dépossédé de tout, enlevé, torturé, isolé, puis enfin libéré. C’est un homme transformé par cette expérience qui accepte un nouveau projet à Dubaï. Arrêté en possession d’alcool, soupçonné d’espionnage, il est condamné à mort. L’univers de Grunberg est proche de celui de Kafka, avec sa logique de l’absurde et son héros qui semble n’éprouver aucun sentiment. Peut-être est-ce là son crime ?
C’est un beau témoignage, dissimulé derrière un roman que nous offre la jeune Israélienne Shani Boianjiu avec « Nous faisions semblant d’être quelqu’un d’autre », publié chez Robert Laffont. Trois jeunes Israéliennes, issue du même village, se retrouvent engagées dans l’armée pour faire leur service militaire. Léa contrôle un check-point en Cisjordanie ; Avishag est intégrée dans une unité de combat à la frontière égyptienne et Yaël entraine les recrues au maniement des armes. On y retrouve l’éternelle absurdité du système militaire, mais ici, le danger est réel. La peur et la violence s’associent au désir d’une vie normale, aux projets de mariages. L’ambigüité d’adolescentes à qui on confie des armes comme des jouets aura un impact délétère sur leur vie d’adulte, celle d’une génération perturbée.
Jean-Luc Marty revisite l’histoire de Paul et Virginie avec « La Mer à courir », chez Julliard. Paul, originaire de Tahiti, débarque en métropole pour y poursuivre ses études. Il est hébergé dans une cité, loin de son rêve parisien. Sa mère l’a chargé de remettre un livre mystérieux à une certaine Virginie, qui travaille comme journaliste. L’histoire d’amour va se développer entre deux mondes qui s’ignorent : la banlieue et l’entreprise. Paul accomplit ce ‘voyage initiatique’ au cœur des cités où cohabitent les peuples du monde. Un livre tout entier dans le souffle d’une écriture hautement poétique.
L’Américaine René Denfeld publie chez Fleuve « En ce lieu enchanté », roman sélectionné pour le prix Page America. Le narrateur croupit depuis des années dans le couloir de la mort d’une prison américaine, attendant son heure. Il s’occupe à décrire ce microcosme qui forme tout son univers : un prêtre déchu qui tente de se racheter en aidant les prisonniers, le jeune garçon, victime désignée de ses semblables et cette femme formidable qui, jour après jour, tente de sauver la vie de l’un des leurs. Mais peut-on ramener à la vie celui qui est déjà comme mort ? La rédemption et la beauté ont-elles leur place dans cet univers de désolation ?
JEAN-LUC AUBARBIER.
ESSOR SARLADAIS du 29 août 2014. Article suivant
LIRE EN POCHE à GRADIGNAN, les 4 et 5 octobre 2014