Un barrage contre l’oubli.
Le Tour des Livres.
Avec « Regardez-nous danser » paru chez Gallimard, deuxième tome de sa trilogie « Le Pays des autres », Leïla Slimani poursuit le récit d’une famille franco-marocaine installée près de Meknès après la guerre. Nos sommes en 1968. Amine a réussi, c’est un homme riche et important, un grand propriétaire agricole. Certains lui reprochent même de se comporter comme les colons français d’autrefois. Mathilde, son épouse alsacienne, se laisse vivre. Leur fille Aïcha, étudiante en médecine à Strasbourg, vit elle-aussi les difficultés de cette double culture, le sentiment d’être arabe en France et française au Maroc. Son ami Mehdi lui fait découvrir le marxisme, tandis que son frère Selim vit parmi les hippies à Mogador. La jeunesse marocaine de cette époque ressemble à la jeunesse française, mais elle se heurte à la misère ambiante et à une police répressive. « Le Pays des autres » se révèle une fresque resplendissante et profonde. Car on est toujours dans le pays des autres, et pas seulement entre la France et le Maroc : le monde de l’enfance contre celui des adultes, celui des jeunes contre celui des vieux, des hommes et des femmes, des chrétiens et des musulmans. Les personnages de Leïla Slimani sont constamment coupés en deux.
Avec un clin d’œil à Marguerite Duras, le roman de Frédéric Beigbeder paru chez Grasset, « Un barrage contre l’Atlantique », rend hommage à Benoit Bartherotte, propriétaire à la pointe du Cap Ferret, qui tente de s’opposer à l’avancée de la mer. Comme pour l’héroïne de Duras, dans « Un barrage contre le Pacifique », le combat est perdu d’avance, il n’existe que pour la beauté du geste. Mais ce roman à l’étrange construction (chaque phrase est séparée de la suivante, comme une série de haïkus), est avant tout l’histoire de Frédéric Beigbeder lui-même, de sa jeunesse dans la jet-set, sa nostalgie des années 80, de leur musique, de leur insouciance. Puis de sa vie de bobo sur le Cap Ferret, face au bassin d’Arcachon, à la dune du Pyla « un écran de cinéma » et au banc d’Arguin « où se posent les oiseaux en hiver et les bourgeois bohêmes en été ». Sa lutte pour empêcher le vieillissement est aussi inutile que celle de Barthelotte, ce Sisyphe gascon.
En voilà un autre qui regrette le passé : Jean Raspail, disparu en 2021, fut le romancier de l’aventure, du geste chevaleresque, des causes perdues. N’était-il pas monarchiste et fervent catholique, dans un monde républicain et laïc ? N’a-t-il pas, mieux que personne, parlé de notre héros périgourdin dans « Moi Antoine de Tounens, roi de Patagonie » ? Son royaume n’était que chimère (il avait déclaré ‘indépendant’ un ilot désert au large de la Bretagne), mais il y mettait tout son cœur, avec une âme d’enfant. J’aimais le lire et je l’avais rencontré deux fois sur des salons du livre. Philippe Hemsen, spécialiste de son œuvre, lui rend hommage en publiant chez Albin Michel, sous le titre « Petits éloges de l’ailleurs », plusieurs textes de lui, consacrés notamment aux voyages.
Le premier roman de Séverine Vidal publié chez Robert Laffont, « Le goût du temps dans la bouche », est dédié tout entier aux attaches que nous gardons avec le passé familial. Nico a rompu avec les siens et s’est exilé en Suède. Mais il ne peut pas manquer les cent ans de sa grand-tante Suzanne, celle qui réunit la tribu, celle avec qui il a gardé un lien. Car chaque membre de la famille est hanté par un fantôme.
Jean-Luc Aubarbier.
Café Littéraire à Saint-Robert, le 31 mars 2022. Article suivant
Conférence à Anglet, le 5 avril 2022.